Maître Foo, le prothésiste et le publicitaire
Il se trouvait dans le pays un prothésiste ambulant. Les guerres de clan étaient monnaie courante et il ne manquait pas de travail. Il ne se déplaçait jamais sans un assortiment de jambes et de bras prêts à l’emploi. Mais une période de calme relatif débuta, et le prothésiste voyait son activité décliner.
Il se mit en quête de régions qu’il n’avait pas encore explorées, à la recherche de nouveaux clients. Mais les affaires restaient calmes. Un soir que le prothésiste se lamentait sur son sort, seul client d’une auberge où il passait la nuit avant de reprendre son périple vers le pays voisin encore en guerre civile, une rencontre changea le cours de son existence. Un vieillard sans âge rentra dans l’auberge, et sans un mot s’assit à la table du prothésiste. L’inconnu tout de blanc vêtu intrigua le prothésiste; et son silence le mettait mal à l’aise. Par politesse il engagea donc la conversation, qu’il croyait anodine. Mais le prothésiste avait rencontré maître Foo, et avant le lendemain était devenu son disciple.
Les mois passèrent, maître et disciple sillonnaient le pays dans un esprit d’humble recueillement et de recherche de l’illumination. Le prothésiste apprenait vite au contact de maître Foo. Son esprit s’était considérablement ouvert au monde, il voyait les choses avec un regard neuf; sur bien des points il vivait une véritable renaissance. Une grande complicité s’était créée entre le disciple et le maître (rien de sexuel bande de pervers) qui lui avait enseigné de plus le maniement du sabre, car il faut bien se défendre des brigands. Le prothésiste conservait sa collection de jambes et de bras artificiels, ainsi bien en souvenir de l’ancien temps qu’en cas de reprise de l’activité, parce que l’illumination c’est bien gentil mais gagner de la thune c’est sympa parfois.
Un jour qu’ils s’approchaient d’un village, maître Foo et le prothésiste rencontrèrent un clochard en haillons qui parlait tout seul. En les voyant arriver il les interpella : « Aidez moi ! Ces crotteux du village m’ont banni car ils ne comprennent rien à ce que je fais.
- Et que fais-tu ? lui demanda maître Foo.
- Je suis publicitaire. »
Imperceptiblement, maître Foo et le prothésiste reculèrent d’un
pas.
« Qu’as-tu donc fait pour mériter le bannissement ?
- Je n’ai fait que mon métier.
- Explique toi.
- J’ai installé des panneaux d’affichage à chaque croisement, de sorte que les accidents de circulation ont doublé mais les ventes de boissons gazeuses ont triplé; dans les écoles les enfants reçoivent maintenant grâce à moi des prospectus les incitant à rejoindre l’armée et la production d’armes a augmenté de 20% à l’échelle nationale. Chaque foyer dispose d’au moins un nain de jardin pour éviter l’opprobre de ses voisins suite à ma grande campagne « Les nains de jardin embellissent la ville ». Et malgré tous mes bienfaits, j’ai été tabassé et rejeté de ce village. »
Pendant toute la conversation, le publicitaire ignorait ostensiblement le prothésiste et ne regardait que maître Foo. Mais ses dernières paroles eurent raison de la concentration du prothésiste, qui se mit à ricaner. Le publicitaire sembla le remarquer pour la première fois, se tourna vers lui et les yeux injectés de sang l’agrippa aux épaules; et c’est en le secouant violemment qu’il lui cria au visage, lui faisant profiter d’une haleine qui puait le mauvais alcool.
« Mais enfin pauvre sot, tu ne comprends donc pas que si les consommateurs arrêtent d’acheter les usines vont fermer ? Seule la croissance garantit la pérennité des emplois, sans une communication efficace et autoritaire sur les produits les gens ne dépenseraient plus et l’économie s’effondrerait, et la société avec elle ! En vérité je suis un héros et il est de mon devoir de manipuler les gens pour créer en eux le besoin des produits de notre glorieuse économie capitaliste. »
Le prothésiste eut pitié de l’homme qui de toute évidence avait perdu la raison; mais il ne pouvait laisser l’affront impuni. Tandis que le publicitaire continuait son discours insensé sans montrer le moindre signe de vouloir le lâcher, le prothésiste tourna un regard interrogateur vers son maître, qui d’un simple hochement de tête lui donna la bénédiction pour traiter l’affaire comme il l’entendait.
Pas un son ne perturba le monologue dément du publicitaire; il ne sentit tout au plus que la caresse d’un souffle léger sur son visage. C’est à peine si la tunique du prothésiste remua. Soudain le publicitaire s’interrompit; en voyant ses deux bras tomber au sol il fut illuminé.